Que lit-on, que vit-on dans une œuvre qu’on fréquente – avec fidélité bien que par intermittence – depuis une vingtaine d’années ?
Une œuvre, une artiste (et ses coéquipiers allés, venus, restés au fil du temps), un regard auquel on affûte le sien. Des assertions, des tentatives, des doutes même qui, passant par le corps, l’image, le geste, font écho au chaos du monde, à l’errance de ceux qui l’arpentent.
« La danse ne m’a jamais intéressée comme un but en soi. C’est un moyen comme un autre. » Un moyen que Karine Ponties s’est approprié, en praticienne brillante et chercheuse obstinée, pour le faire entrer en résonance avec toutes les écritures. Or toutes, de la chorégraphie au dessin, du récit à la pensée, sont mouvement. Donc déséquilibre, donc mutation, donc avancées et suspensions. Au rythme des joyeux hasards des rencontres, « le karma de la compagnie », résume la chorégraphe, pour qui « la matière a ses propres secrets, qui se révèlent sans qu’on sache forcément pourquoi ou comment ».
La rencontre, dans le travail de Dame de Pic, tient aussi de cet éveil, de cette écoute : le surgissement de la matière, l’attention à ce qu’elle dégage, ce qu’elle cache, ce qu’elle remue, ce qu’elle révèle, vers quels horizons elle nous propulse.
La rencontre artistique – cette évidence, certes, simple prétexte pour beaucoup – est bien le principe même de l’œuvre que trace Karine Ponties depuis plus de vingt ans. Le dialogue entre les disciplines, réinterrogé à chaque nouvelle création, se ramifie et s’étoffe à la fois. Voilà peut-être bien ce qu’est la danse qui réussit à toucher sans chercher à raconter : le tracé fragile mais net d’une poésie de l’instant, ouverte à tous les vents.
Tâtonnements, tentatives et ratages, tels qu’ils sont mis en jeu notamment dans le quatuor « Mi Non Sabir » (créé à Prague en 2004), font partie du voyage et sculptent cette poésie fugace mais têtue. Le voyage, parlons-en. Karine Ponties en
a fait l’un des matériaux de construction de son travail, et une invitation à embarquer dans les aventures que forge la compagnie. Voyage physique, voyage métaphorique, creuset d’expériences humaines, scéniques, qui n’oublient jamais le public.
Marque de fabrique ? Si l’on veut. Cet univers (plus de vingt ans, une quarantaine de pièces) a ceci de particulier qu’il semble, à travers tout, éminemment identifiable, tenant d’un style donc, mais résolument imprévisible, irréductible, rarement résumable. Sa position, par essence mouvante, serait ainsi l’en-deçà des codes. C’est son sel et sa force. La ferme propension de cette œuvre, toujours en construction, à s’affranchir des attendus, réinjecte dans nos temps de vaines certitudes un trouble d’autant plus salutaire qu’il ne se définit jamais comme une finalité en soi, mais accueille le regard, la perception, libres d’y tracer leurs chemins.
Amplement traversé par la question de la traduction (l’artiste a aussi étudié la philologie), le travail de Dame de Pic l’est également par l’idée de la métamorphose et de l’égarement. Jusqu’au récent « Sourire des égarés » (festival Pays de danses, 2018) où, avec leurs contorsions, leurs manipulations absurdes, leurs figures impossibles, leurs appuis improbables, les interprètes questionnent avec la chorégraphe les manières parfois détournées de déjouer notre inadéquation au monde. Ces quatre « Égarés » s’approprient le déséquilibre, qui aurait pu les contraindre, pour répondre au chaos. Et qu’importe si le sens s’échappe, voire tant mieux si les sens s’entrechoquent, si le vivant se frotte à l’artifice, si la raison parfois succombe : c’est le vif qui l’emporte, le vibrant, le désordonné, l’irrésolu avec lequel Karine Ponties n’a pas fini de nous réconcilier, en redéfinissant à chaque pièce un langage du corps conscient de ses failles et traversé par l’humour.