Aux commencements, à première vue, déclarée, Karine Ponties signifie son expérience de la perte, du refus d’identité, des déchaînements des contraires… Et ces commencements sont répétés à chacune de ses chorégraphies.
Cependant, à y regarder de plus près, dès Dame de Pic (1997), elle, Karine Ponties, se condense, elle prend son élan de figures excessives dans leur condensation : de figurations qui sont autant de recherches de façonnements (si la danse apparaît bien comme la quête d’un autre façonnement du corps en mouvements). Plus précisément, deux sortes de figurations la travaillent.
La première sorte apparaît de la bête, figuration animale et anormale. La Dame de Pic rampe, elle se tourne en reptations, devient reptiles, presque mimétiquement. Cela donne une “excroissance”, un “abcès” (ce sont les mots de K.P.), par chutes de côté, dos sans tête et sans membres, mains à tête, tours de face, mouvements d’échappée, de combat contre l’espace du corps contraint, étreint par l’espace qui l’enserre – puis ronde, tête et corps qui tournoient, gestes qui chassent jusqu’à l’assise, au pire, le dos chapeauté d’un reptile aérien, qui n’empêche pas la relevée impassible, presqu’étonnée. “Indifférence” paraît le dernier mot (toujours il y aura eu, avec K.P., des mots).
Mais l’abcès n’est pas encore crevé par l’excès. Il y faut plus de différences, de contrariétés, de contradictions : Negatovas (1999). Kyrielle de mots avant gestes, tous au féminin, tous négatifs (“fracasseuses, démoniaques, hyènes, pouilleuses, mégères, plaqueuses, soulardes, carnivores, finies, inassouvies, …”), mots sans phrase donc sans lien du sujet à l’action (qu’exprimerait le verbe), donc dans l’absence de narration et de toute réconciliation, de toute identification.
Mots, gestes, états. Quatre hommes en scène (“Ils seraient des notorectes, des tanches, des tetrodons, des (…) hippocampes, (…), perches, piranhas, (…) barbues, baudroies, chabots.”), Negatovas déchaîne un bestiaire. Mais de nouveau, toujours plus, c’est le combat solitaire qui s’exacerbe, grotesque, asilaire, marqué par deux blocs de bois incompressibles et inflexibles, autour desquels les courses sans accroches des danseurs n’obéissent qu’au manque d’espace (“you need space”, professe l’un deux) et ne peuvent répondre à la voix féminine aux vocalises outrées, de gospels ou de blues forcés. Il n’empêche qu’une disposition a eu lieu: les hommes sont deux à deux, les uns en pantalon, les autres en robe, l’un fourre sa tête dans la robe de l’autre, l’autre chevauche l’un, dans de multiples essais de soutiens mutuels, d’apprentissages – sans lendemains.
Seule la voix s’accélère, devient rythme, altère la négation du temps (de la narration d’actions).
Restent des étrangetés dans l’errance des invus, dans un “excès de noirceur” (mots de K.P., encore et toujours), au moins par éclats comiques.
Se précipitent ensuite (2000) Glabelle – Les Taroupes – Keep Smiling, et leur reprise ou leur déprise plutôt dans Brucelles. La seconde sorte, l’autre figuration achève de transparaître : celle, déjà souterrainement active, du double, du duo, du duo doublé, surtout de l’écorché, de la glabelle (espace nu compris entre les deux sourcils), du grand écart (jamais chorégraphié), bref, de l’entre!
Glabelle, ainsi, montre un corps difforme, l’abcès y est au bout du compte porté à l’excès sur l’ensemble du corps, à la douceur imbécile (c’est-à-dire, étymologiquement, boîteuse), aux clignotements précipités, aux pieds en l’air, au visage masqué, figure d’autruche, mais dont les essais de dispositions découvrent des gestes babéliques – “il reste une tour de glabelle” – et dont les tournoiements imposent l’inquiétante question : comment danser la disgrâce? Deux corporalités masculines ont pris le relais dans Les Taroupes (poils poussant sur la glabelle), qui s’observent, se miment, se croisent, gestes vifs, incertains, égarés, souvent pris à la tête, qui ne se touchent qu’autres, rigides, manipulables, pendables. Ils sont deux qui s’écartent de ne pouvoir être confondus. Ne paraît se définir que la contorsion des matamores, n’étaient un objet, mouchoir, foulard ou drapeau blanc de la trêve des contradictions, sur une musique de valse, un voile blanc sur un visage… Ce que Brucelles (pinces très fines à ressort, pour saisir de petits objets), sextolet, ne fait qu’exacerber pour le mettre à distance, cinq homme, une femme entre. Eux se heurtent, jamais rassemblés, jamais coordonnées, sinon dans les rejets, les projetés, les échanges dérisoires, musique légère, serviettes, cuillères, les reptations sont de retour, les chants ne sont adressés ou écoutés par personne, assiette brisée, un corps s’étale sur une desserte roulante, le corps féminin à peine boit. Tels seraient les convives impossibles…
2001, Capture d’un caillot : K.P. recondense, redanse, avec une autre femme, Cécile Loyer. Si la narration mène au leurre identitaire, si le corps n’échappe pas à la pesanteur de l’espace – du monde écrasant – il s’agit de jouer les extraits, mieux les fragments – bien sûr d’ores et déjà écrits, non plus par mots isolés, mais par syntagmes, se décrivant d’une immense phrase ininterrompue en guise de “programme”. Qu’ai-je aperçu?
Hoquets d’une musique de Jan Kuijken, relève parfois de Satie; gros plan du visage affecté d’une femme (je ne dis pas une danseuse, je vois un corps de femme commune, auparavant, des hommes, des femmes), presque apeurée, pantin; à l’arrière, un autre corps féminin recroquevillé, sans tête encore, peut-être encore reptilien, qui tenterait de s’étirer; bientôt, les deux femmes se déplient, se déploient: le corps assis se relève, s’étend à nouveau; les deux corps se rejoignent, en tout cas se rapprochent, surprise de l’harmonie : un même ryhtme les tient, surgi entre les deux torsions; deux rayons de lumière divergent pour cheminer entre elles; décharge, disruption, une main éléctrocutée, puis tout le corps préfigure les métamorphoses; changement de coiffure; la lumière crée un trapèze blanc pour la danse, ou le mime, électrique également, des mains agitées; douleur au visage, immobilité au sol, de l’une; secours de l’autre qui s’étend à ses côtés; un rectangle est coupé d’un triangle d’ombre; les deux femmes se redressent, se tiennent par la main; changement de vêtements, l’une en maillot, faisant l’autruche sur la plage, l’autre se découvre en robe, museau de suprise; dérision d’une plagiste et d’une enrobée, elles twistent à contretemps; une femme boit; l’autre chante, rengaine “Où sont tous mes amants?”; elle sont assises.
Cependant, les voici passées à l’arrière de la scène, derrière un miroir-écran de bulles, après un gros plan cadré qui déforme une ultime fois leur visage : et les corps s’échappent enfin, débarrassés de toute anecdote, de toute expressivité (celles que le spectateur se raconte, mais qu’il ne peut plus mener à bien puisqu’”elles” ont disparus). Et transparaît alors la figuration de l’entre par fragmentation qui porte l’énigme : yeux fixes dans l’ouvert, dents d’un sourire sans rire, nombril d’un ventre inconnaissable, bouts de toiles noires, disparition des deux corps dans l’indistinction paradoxale d’un morcellement, silence, tic tac, flottements du tissu rouge…
L’abcès aura été crevé. La capture de la chorégraphie est bien celle du caillot. Le sang coagulé révèle le corps irreprésentable, mais que l’écriture de la danse montre : la vie du corps dans sa fragmentation.
Décidément, l’art n’est pas du récit et du personnage, mais du fracas poétique.
Karine Ponties poursuit l’énigme de son corps à corps.
Texte d’Eric Clemens.