La création est un moment où il s’agit de provoquer une foi, un engagement, une certitude, une nécessité de l’oeuvre surtout.
De pièce en pièce, je ne cesse de donner de nouvelles formes à un questionnement aigu et inépuisé du monde et c’est dans la matière même que je cherche sans savoir exactement de quoi il s’agit. Une matière d’autant plus riche qu’elle est composite, stratifiée, saturée en somme de mille possibilités. Il s’agit de se mettre à l’écoute de cette voix qui parle secrètement dans la matière, et lui frayer la voie. Quelle est la teneur de ce travail où l’on fait, défait, refait, des possibles pour, désencombré, aboutir à la justesse d’une décision artistique ?
L’écriture, pour moi, provient toujours du corps, d’où le besoin de créer des liens en travaillant avec des individus qui contiennent chacun une écriture. Des écritures individuelles au flair animal qui essayent de traduire, donc de réécrire des langages existants ; des sons, des mots, des gestes, des couleurs et des excès du monde qui font irruption. Des matières premières à transformer.
Pour traduire, réécrire, non pas nous dans le monde, mais plutôt le monde en nous, comme des êtres vivants parmi d’autres êtres vivants.
L’individu dans cette tentative de traduction, avec une certaine impuissance, est fragmenté et à découvert, car ce qu’il contient n’est pas linéaire, ce sont des histoires fragmentées sans véritable narration linéaire, faites de détails, de codes et de jeu.
C’est donc en cherchant dans ce corps-à-corps chaque détail, toutes les possibilités de ce corps, que l’on pousse ses limites jusqu’au point où il livre la faille, la faille où l’on peut se lover, où le corps se délivre de ses frontières, de ses exaspérations.
Le détail devient prétexte à explorer, à sublimer et l’action transfigure la banalité du geste en cet univers absurde qui nous interroge sur la finalité même de l’acte, sa gratuité, sa grandeur, sa perversion, sa subversion.
Traduire en jouant, en jouant avec les langues, en cherchant un rythme organique et en essayant de faire tomber les frontières à l’intérieur de soi, pour explorer l’univers du territoire de l’entre-deux, sans jamais fixer le sens, restant ouvert à chaque imaginaire, fuyant, fragile.
Passionnément et détaché, en suspens, en suspension, envahi par le doute, toujours en questionnant plus fortement le fait d’être sur scène.
Le travail de création est en réalité un travail de partage, de collaboration. Parce que sur un plateau, c’est un assemblage, un enchâssement, une combinaison de compétences qui créent la singularité. Il ne s’agit pas seulement de se rencontrer, mais de se rencontrer dans la recherche, de proposer ensemble, d’éprouver cette différence fondamentale qui se trouve entre théorie et pratique. Créer ensemble, c’est raffiner un matériau brut, profiter du fait d’être ensemble pour aiguiser la matière, avoir plusieurs angles de vue sur une chose, et échanger nos similitudes bien sûr, mais surtout mettre à profit nos différences.
Les rapports entre mouvements, son, lumière, scénographie sont encore trop souvent pyramidaux. Les lumières sont soumises à la narration, tentent de recréer fictivement du réalisme. C’est l’inverse que nous cherchons. Les dimensions lumineuse et sonores occupent une place aussi fondamentale sur scène que celle des corps. C’est pour cela que j’ai le besoin de la convoquer dès le début de la création.
Je travaille de manière exhaustive, sur base d’improvisations dirigées, en gardant une trace systématique sur support vidéo, en supplément des notes de travail. Cette collecte rassemble pour chaque spectacle entre 50 et 80 heures de matériel utilisable, visionné plusieurs fois, sélectionné soigneusement.
Cette recherche nécessite du temps et un dialogue étroit entre tous, qui acceptent de s’y investir. C’est une manière très brute de créer par le labeur, d’une certaine difficulté, sur l’endurance, parce que la matière à dégrossir est souvent en oppositions, contradictoire.
Dans une matière aux antipodes, mon but est de débusquer chez les opposés des liens possibles. Comme un chercheur, un Alchimiste, qui trouve l’accord d’un infime mélange de substances instables.
Puis le temps de l’écriture vient, il faut réapprendre ce qui est sorti dans ces improvisations dirigées qui sont très longues et où arrive le moment où le corps lâche prise, ce moment de grâce.
Dans la faiblesse et le lâcher prise quelque chose arrive de tout à fait sincère.
Je cherche dans cette écriture un langage qui réunit les contradictions et les mouvements d’incohérence de l’être avec lui-même.
Chercher un vrai langage avec le corps fait de soubresauts, qui dépasse le sens mais garde l’intensité des contradictions des contrariétés. Pas une recherche esthétique mais dynamique. Pour que le corps soit une vraie prise de parole.
Karine Ponties – septembre 2017